Pythagore et la Tétraktys : en quoi le pythagorisme est-il une religion des nombres ? Pourquoi les initiés prêtaient-ils serment sur la « sainte Tétraktys » ?
Pythagore (vers 580-497 avant J-C) est un savant grec, fondateur de l’école pythagoricienne.
Dans sa jeunesse, Pythagore aurait été initié aux « mystères » par des prêtes et des mages, notamment en Phénicie et en Egypte. Il s’installe ensuite à Crotone (Italie du sud), où l’on se presse pour l’écouter. Là, il fonde sa propre école en 532 avant J-C, sous la forme d’une confrérie philosophique, scientifique, politique, religieuse et initiatique qui prend de l’ampleur.
Peu à peu, la communauté pythagoricienne essaime en Italie et en Grèce. Les relations étroites des pythagoriciens avec les pouvoirs en place déclenchent à plusieurs reprises des émeutes qui se traduiront par la dispersion des adeptes.
Pythagore n’a rien écrit lui-même, mais ses théories ont été reprises tout au long de l’Antiquité et au-delà, donnant lieu à de nombreux ajouts et déformations qui ont contribué à la création d’un véritable mythe. A partir du Ier siècle avant J-C, le néopythagorisme connaît son heure de gloire à travers la contribution de nombreux penseurs et poètes.
La doctrine pythagoricienne est principalement fondée sur le concept d’harmonie cosmique, dont la compréhension doit permettre d’atteindre une certaine forme d’immortalité. Le but est d’alléger l’homme du poids de sa matière, afin de l’épurer et l’élever, et lui donner accès à la vérité.
Le pythagorisme repose sur l’idée que le cosmos, en perpétuelle transformation, est un ensemble harmonieux de différences : il est perfection. L’homme doit donc connaître les lois de la nature, vivre en conformité avec elles pour se rapprocher de Dieu, s’aligner avec lui, et réaliser qu’il est fait de la même substance que lui. La devise du pythagorisme est « Suis Dieu ».
Par ailleurs, Pythagore croit en la transmutation des âmes (métempsychose). Il considère que le corps est le tombeau et la prison de l’âme. L’âme pourrait se réincarner dans des corps ou des animaux mauvais si elle est mal intentionnée.
La confrérie pythagoricienne
La confrérie pythagoricienne est une société philosophique, religieuse et scientifique fondée sur un ensemble de degrés initiatiques et hiérarchiques. On trouve :
- les postulants : ils sont soumis à observation et enquête stricte avant d’être admis ou refusés,
- les néophytes : ils sont soumis à une période probatoire de 3 ans au cours desquels on teste leurs qualités et leur persévérance. S’ils sont acceptés au degré suivant, ils prêtent le « serment du silence »,
- les acousmaticiens : durant 5 années, ils reçoivent un enseignement oral sans pouvoir parler. Ils écoutent (d’où leur nom) le Maître dissimulé derrière un rideau. Ils développent leur sens moral et interviennent dans les affaires publiques,
- les mathématiciens : ils accèdent à un enseignement ésotérique, tourné vers l’étude et la contemplation. Les mathématiciens sont admis à rencontrer Pythagore, à lui poser des questions, et accèdent aux secrets et mystères de la Connaissance. Celle-ci leur est révélée par des symboles secrets, des formules mathématiques et des préceptes oraux qu’ils doivent mémoriser. Les mathématiciens se subdivisent en quatre groupes :
- les vénérables, qui s’occupent de religion,
- les politiques, qui réfléchissent aux affaires de la cité,
- les contemplatifs, qui étudient les quatre sciences : arithmétique, musique, géométrie et astronomie,
- les naturalistes, qui étudient les autres sciences et techniques.
Par ailleurs, les pythagoriciens sont soumis à des règles strictes : végétarisme, rites religieux, sacrifices, méditation, chant, exercices physiques, vêture simple (drap de lin blanc), etc.
Enfin, le principal signe de reconnaissance des pythagoriciens est le pentagramme : l’étoile à cinq branches.
Pythagore et la religion des nombres
Pythagore développe une approche holistique et ésotérique fondée sur les nombres et la géométrie. Il bâtit un système d’équivalences entre mathématique, géométrie, musique, astronomie, médecine, biologie et philosophie.
Pour lui, tout est nombre : les idées, les choses, les formes, l’âme, les organes, les structures géométriques, etc. Les nombres sont l’expression de l’ordre et de la structure de l’univers : plus que des symboles, ils constituent le Principe de la Nature.
Voici quelques exemples d’équivalences pythagoriciennes :
- le point équivaut au chiffre 1, la ligne au chiffre 2, la surface (cercle, triangle, carré) au chiffre 3, le volume (cube, sphère, pyramide) au chiffre 4,
- les qualités, les couleurs, le mariage et la vie sont liés au chiffre 5,
- l’âme est liée au chiffre 6 ; l’intervalle entre incarnations successives de l’âme serait de 216 ans, soit 6 au cube,
- l’esprit et la santé sont liés au chiffre 7,
- l’amour et l’équilibre sont liés au chiffre 8,
- l’amitié et l’intellect sont liés au chiffre 9,
- la pyramide, symbole de perfection, est liée au nombre 10,
- etc.
Pour Pythagore, les nombres ne sont pas uniquement des quantités abstraites. Ils sont surtout l’expression de principes cosmiques actifs, de forces vivantes qui participent de la structure et de l’interconnexion de toute chose.
Analogie, correspondance et interconnexion fondent donc la doctrine pythagoricienne, qui peut donc être qualifiée d’arithmologie, terme qui désigne l’étude des nombres de façon symbolique et ésotérique.
Les nombres et l’harmonie
L’harmonie au sens pythagoricien consiste en l’union et l’équilibre des contraires. C’est la raison pour laquelle Pythagore accorde une grande valeur au 3, chiffre qui exprime la réconciliation de ce qui semble opposé, notamment le pair et l’impair :
- l’impair exprime le fini, le limité, le masculin,
- le pair représente l’infini, l’illimité, le féminin.
Par ailleurs, le nombre 10 est considéré comme le plus parfait de tous parce qu’il contient et résume les différences de tous les chiffres.
Toute raison, toute proportion, toute forme numérique sont contenues dans la décade.
Porphyre, Vie de Pythagore
La Tétraktys
Pythagore et ses disciples pratiquent l’arithmétique géométrique. Il s’agit d’une représentation des nombres sous forme de points afin de les mettre en relation et de leur attribuer différentes qualités.
On trouve ainsi des nombres carrés (4, 9, 16…), des nombres triangulaires (1, 3, 6, 10…), rectangulaires, cubiques ou encore pyramidiaux (4, 5)…
Précisément, la Tétraktys est la représentation des dix premiers nombres sous forme triangulaire, soit 10 points répartis en quatre rangées :
Le nombre 10 est réputé supérieur, parfait et complet car il résume la tétrade (groupe de quatre éléments) : les quatre dimensions, les quatre éléments (terre, eau, air, feu), les quatre niveaux de la manifestation. Ainsi, le 10 exprime le Tout dans une perspective unitaire.
10 est égal à 1 + 2 + 3 + 4 : nous avons là les quatre rangées de la Tétraktys et les quatre premiers chiffres qui fondent le Tout :
- la monade exprime l’unité ou l’essence,
- la dyade exprime les forces contraires, le débat, le conflit,
- la triade exprime l’harmonie et la justice,
- la tétrade exprime le cosmos tout entier.
Notons que la Tétraktys faisait l’objet de prières et de serments, par exemple :
Ô sainte Tétraktys, toi qui contient la racine et la source de la création qui coule éternellement ! Car le nombre divin commence par l’unité profonde et pure jusqu’à arriver aux quatre saints.
La Tétraktys sous forme de triangle équilatéral est donc un symbole métaphysique et religieux majeur, une quasi image de Dieu selon les pythagoriciens.
Les nombres et la musique selon Pythagore
Au-delà des nombres entiers, Pythagore s’intéresse aux fractions, aux moyennes et aux proportions, notamment au nombre d’or et aux harmoniques.
Les pythagoriciens ont notamment étudié la relation entre la longueur d’une corde et la hauteur du son émis par sa vibration. Cette approche de la proportion harmonique les a conduit à théoriser la gamme musicale. On retrouve ici la Tétraktys en tant que grille qui fonde les rapports harmoniques des intervalles de quarte, de quinte et d’octave.
L’école pythagoricienne théorise la musica universalis à partir de l’unification et de la combinaison harmonique des contraires. En outre, la musique a une valeur éthique et médicale, sensée guérir les passions des hommes et développer les facultés de l’âme.
Par ailleurs, Pythagore relie la musique et l’astronomie à travers sa théorie de l’harmonie des sphères : selon cette science de la « musique planétaire », les distances entre les astres correspondraient aux harmonies musicales.
Une critique du pythagorisme
Le pythagorisme se fonde sur l’idée que tout nombre est rationnel. Or cela est inexact : il existe des nombres irrationnels et non représentables, tels Pi, dont les décimales s’enchainent sans suite et sans logique. Pour contourner cet obstacle, les pythagoriciens abordent les mathématiques par la géométrie, et parlent donc des seuls nombres traçables…
Plus généralement, les pythagoriciens considèrent la géométrie comme le monde de la raison et des idées vraies, thèse que Platon reprendra à son compte.
La géométrie est certes un outil de compréhension du monde, une méthode, mais qui ne permet pas d’accéder pleinement à la réalité.
En effet, la géométrie délimite artificiellement ce qui n’a pas de limite : elle est incapable de représenter le réel dans son côté palpable, continu, vivant et infini. Même si les pythagoriciens ont conscience de l’interdépendance et de l’impermanence des choses, leur doctrine échoue à décrire le monde dans son caractère « plastique », spontané et immanent.
Au-delà de ces considérations, les pythagoriciens ont tendance à accorder un trop grand pouvoir aux nombres. Pythagore avait notamment créé une méthode de prédiction fondée sur les nombres, et serait ainsi tombé dans la magie et la superstition. Cet occultisme s’éloigne de la spiritualité en tant que recherche de la vérité.
La véritable sagesse consiste au contraire à comprendre que la vérité est inaccessible. En tentant d’apporter des réponses à toutes les questions, en développant une doctrine holistique, Pythagore s’est peut-être éloigné de la sagesse…
Pythagorisme et franc-maçonnerie
Les loges maçonniques se réclament encore aujourd’hui de la pensée et de la pratique pythagoricienne.
Les Old Charges, textes fondamentaux de la franc-maçonnerie, mentionnent même Pythagore comme le fondateur de la franc-maçonnerie européenne.
En loge, la tradition pythagoricienne se retrouve à travers de nombreux éléments, par exemple :
- le symbolisme et l’arithmologie,
- le principe de l’initiation,
- le silence de l’apprenti,
- la recherche du ternaire, expression des « oppositions nécessaires et fécondes »,
- le pentagramme (l’étoile flamboyante au grade de compagnon, avec en son centre la lettre G pour « géométrie »),
- le delta lumineux,
- l’importance du serment,
- ou encore l’usage du mot « vénérable ».
Notons en outre que Pythagore figure parmi les cinq « Grands Initiés » listés au grade de compagnon.
D’autre part, la doctrine pythagoricienne s’inscrit dans la philosophie hermétique, laquelle consiste en la révélation des mystères du dieu égyptien Thot, aussi appelé Hermès Trismégiste (rappelons que Pythagore a été initié par des prêtes égyptiens). Or la pratique de cette alchimie spirituelle est aujourd’hui encore largement répandue dans les loges maçonniques.
Conclusion sur Pythagore et la religion des nombres
Pour les pythagoriciens, le nombre définit l’essence du vrai, du beau et du bien. Il structure le cosmos, mais aussi la pensée et le comportement juste, qui permettra une réincarnation favorable. Les nombres relient le visible et l’invisible, tous les savoirs et toutes les sciences. Ils fondent la Connaissance, laquelle constitue la révélation de l’harmonie universelle.
Plus qu’une philosophie, le pythagorisme est une cosmologie et un moyen de réalisation intérieure. L’homme est au centre de la démarche. L’âme humaine a vocation à s’élever sur tous les plans : religieux, moral, politique, scientifique et métaphysique. L’homme éveillé est sensé être à l’image de Dieu.
Mais en réduisant tout aux nombres, le pythagorisme s’enferme dans un idéalisme coupé de la réalité. Il instaure de fait un dualisme entre les idées parfaites (les nombres, l’esprit, l’immatériel) et le monde terrestre (la matière, le corps corrompu).
Lire aussi notre article sur la loi des nombres
Pour aller plus loin :
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Modif. le 16 juin 2024