Philosophie du suicide : comment aborder le suicide ? Pourquoi pense-t-on parfois au suicide ? Pourquoi les religions rejettent-elles l’idée du suicide ?
Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide.
Albert Camus
Alors que 8000 personnes mettent fin à leurs jours chaque année en France, la question du suicide reste largement taboue, suscitant incompréhension, honte ou culpabilité.
Le christianisme a toujours rejeté le suicide, partant du principe que la vie, donnée par Dieu, ne nous appartient pas. Le suicide constitue une offense à Dieu, un acte contraire à la foi, aux valeurs d’espérance et de persévérance. De même, dans l’Islam, les personnes qui se suicident sont promises à l’Enfer.
Cependant, l’Eglise catholique considère aujourd’hui le suicide comme un péché pardonnable. Fort heureusement, les suicidés, dont les corps étaient autrefois jugés et condamnés à mort (cf. les « procès aux cadavres »), ne sont plus privés d’obsèques.
Depuis quelques temps, le suicide a tendance à perdre son caractère tabou : on le voit par exemple à travers le débat sur le suicide assisté pour les personnes en fin de vie.
Dans d’autres cultures, en d’autres temps ou en d’autres circonstances, le suicide apparaît même comme un acte positif, courageux voire sage :
- dans l’Antiquité romaine, les stoïciens considéraient le suicide comme un acte de fermeté d’âme et de sagesse lorsqu’il est accompli par dégoût de soi-même. On pense notamment au suicide de Caton d’Utique, en 46 avant J.-C, qui s’ouvre le ventre après avoir compris qu’il ne pourrait vaincre César,
- on pense aussi au suicide de Socrate, qui se voit obligé de boire la ciguë après sa condamnation à mort,
- au Japon, la tradition shintoïste considérait certains types de suicides comme honorables : on pense à la pratique du hara-kiri des samouraï, geste qui permet d’éviter le déshonneur, d’assumer une défaite ou un désaccord avec sa hiérarchie,
- en France, le suicide est parfois apparu comme un acte de résistance : on pense au résistant Pierre Brossolette qui s’est donné la mort en 1944 pour ne pas parler sous la torture. De même, Jean Moulin a tenté de se suicider à plusieurs reprises dès 1940, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’un des plus grands héros de la Résistance,
- dans un sens plus négatif, les attentats-suicides perpétrés dans le cadre de conflits asymétriques se sont multipliés à partir des années 1970. Aux yeux des ces kamikazes, il ne s’agit toutefois pas de suicide, mais d’actes de combat et de martyr réalisés au nom de Dieu et de la « cause ».
Le suicide pose des questions philosophiques profondes, qui ont trait :
- à la valeur de la vie,
- au sens de la vie,
- à la définition du bonheur,
- au rapport à soi-même et aux autres,
- à la conscience de soi,
- aux rapports entre le corps, l’âme et l’esprit,
- à la question de savoir ce qu’il y a après la mort,
- à la question du libre choix,
- ou encore au droit à disposer de soi-même, de son propre corps et de sa vie.
On rappellera aussi que le suicide est présent dans la Nature : certains animaux ou insectes se suicident, de manière individuelle ou collective. Par ailleurs, les cellules qui nous constituent ont développé une capacité à programmer leur propre mort : c’est le « suicide cellulaire », qui produit le vieillissement.
Voici une tentative de philosophie du suicide.
Philosophie du suicide : pourquoi se suicide-t-on ?
Pourquoi se suicide-t-on ? Les raisons peuvent être nombreuses. Ce peut être :
- par désespoir : tristesse, dépression, solitude, dégoût de soi ou des autres, perte du sens de la vie,
- par honte : sentiment d’échec, d’inutilité, de culpabilité,
- par crainte de la vieillesse et de la décrépitude,
- pour abréger ses souffrances psychologiques ou physiques,
- par peur de l’avenir, peur de la façon dont on va mourir, peur de la façon dont on va être traité, etc,
- par désir de soulager son entourage ou de ne pas être un poids pour la société,
- pour générer de la culpabilité chez un adversaire ou dans son entourage,
- pour soutenir une cause ou pour rétablir une certaine forme de justice (par exemple l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi en Tunisie, qui a déclenché le Printemps arabe),
- pour éviter ou protester contre un jugement,
- pour échapper à un châtiment,
- etc.
En résumé, on peut se suicider par orgueil, par misère ou désespoir, ou encore par fanatisme en emportant les autres dans sa propre haine. Mais il existe aussi des suicides altruistes, on pourrait presque dire « raisonnables », dont la décision est en tous cas mûrement réfléchie : c’est le cas lorsqu’on met fin à ses jours pour aider ou soulager les autres.
Le suicide : une offense à Dieu ?
Les religions monothéistes voient le suicide comme une offense à Dieu, un péché dans le sens d’une tentative de détournement de l’ordre divin et des lois du destin, ou encore un refus des épreuves imposées par Dieu. Le suicide est alors un péché d’orgueil qui touche à la désobéissance : il rappelle en cela le péché originel.
A l’exact opposé de cette vision, certains courants humanistes revendiquent le droit au suicide comme une capacité à prendre en main son destin et à s’affranchir de Dieu. Les existentialistes, considérant que le seul devoir moral est celui d’être libre, appellent à la révolte et à l’insoumission ; or dans certains cas, la révolte ne peut s’accomplir que par le refus définitif de la situation imposée, c’est-à-dire le suicide.
Au-delà de ces considérations, sans aller jusqu’à nier les lois universelles, on pourrait simplement considérer que le suicide fait partie du destin humain.
Le rapport entre suicide, sacrifice et morale
En tant que sacrifice de soi-même, le suicide peut être vu de différentes manières :
- ce peut être le refus de se soumettre à Dieu, le souhait de quitter définitivement ce monde, ses lois absurdes et injustes,
- à l’inverse, ce peut être le don de soi à Dieu, le désir d’abandonner son individualité pour se soumettre à plus grand que soi, l’acte de retourner à la Source, la volonté de se fondre dans le Tout avec pour perspective le « paradis ». Dans certaines civilisations précolombiennes, ce type de suicide était même ritualisé.
Entre décentrage et recentrage, enfer et paradis, le sacrifice de soi prend donc un sens très différent selon qu’il est sous-tendu par la révolte ou par une volonté d’éveil.
Le sacrifice prend un sens encore plus noble lorsqu’il se fait pour les autres : c’est le sacrifice par dévouement. Mais lorsqu’il entraîne l’autre dans sa chute, à l’image des terroristes préparant un attentat, on touche alors au fanatisme le plus infâme.
Suicide du corps ou suicide de l’ego ?
Lorsque le suicide correspond à la volonté de stopper sa souffrance physique, le but peut être d’abandonner son corps mais pas forcément son âme. Certains considéreront en effet que l’âme ne meurt pas, mais qu’elle peut atteindre de nouveaux états de conscience ou encore se réincarner.
A l’inverse, certains suicides sont commis dans le but de tuer l’âme en tant que psychisme, mental, ego ou conscience. C’est le cas lorsque les soucis, les tourments, la honte, la peur, la culpabilité ou la haine deviennent incontrôlables. Paradoxalement, l’ego malade décide alors de se donner la mort, fournissant le remède à son propre mal : on retrouve là toute l’ambiguité du suicide.
Philosophie du suicide : la question du bonheur et des épreuves
La vie vaut-elle d’être vécue ? C’est la question que toute personne qui envisage de se suicider se pose. Face à sa propre souffrance et à la souffrance des autres, face aux catastrophes, aux crimes et aux injustices, on pourrait en effet considérer que le monde n’est ni beau ni heureux, qu’il n’a aucun sens, et donc qu’il ne mérite pas d’être vécu.
Encore faudrait-il être sûr que le monde puisse être autrement (lire notre article à ce sujet), ou convaincu que le néant puisse exister. Car en l’absence d’alternative, ne vaut-il pas mieux accepter ce monde, les épreuves qu’il comporte et tenter d’apprendre de ces dernières ?
En réalité, une vie sans épreuve ni souffrance n’aurait pas de sens. L’accès au bonheur passe par l’expérience du malheur. L’épreuve promet des jours meilleurs.
L’homme progresse tant qu’il accepte les épreuves.
Anthony Lipsey
Il se pourrait bien que le monde ait un sens caché, un message à nous transmettre : se suicider serait prendre le risque de ne jamais l’atteindre. En ce sens, le suicide s’oppose à l’effort de quête spirituelle, une quête qui pourrait bien aboutir à l’acceptation sereine du monde tel qu’il est, voire à l’émerveillement. Une approche qui pourrait laisser penser que le paradis se situe en réalité dans ce monde.
Lire aussi notre article : Comment changer le monde ?
Philosophie du suicide : qu’y a-t-il après la mort ?
Tenter une philosophie du suicide, c’est aussi se demander ce que le suicide implique et entraîne, et donc se poser la question de savoir ce qu’il y a après la mort.
Pour les athées et les existentialistes, le suicide aboutit à un état de néant et de non-être absolu. On se suicide alors autant dans le but de se tuer soi-même que de « tuer le monde ». Ceci pose la question de l’existence du monde au-delà de l’individu qui l’expérimente.
Certaines philosophies orientales croient en la réincarnation, et considèrent le suicide comme un acte pouvant influencer négativement le karma de l’individu, puisque ce dernier refuse sa condition. Le suicide se traduirait alors par un recul dans le cycle des existences. Toutefois, l’hindouisme accepte le suicide lent par le jeûne comme moyen d’atteindre le nirvana.
Pour les taoïstes, le suicide permet d’échapper à un monde illusoire, bien que les constituants de l’âme soient jugés immortels.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas sûr que se suicider permette de disparaître totalement : ce que nous étions, ce que nous avons fait ou écrit perdurera, et les éléments qui nous composent vivront sous une autre forme. Ainsi, quitter ce monde-ci pourrait s’avérer plus difficile qu’il n’y paraît.
Lire aussi notre article : Y a-t-il une vie après la mort ?
Conclusion sur le suicide en philosophie
Longtemps interdit par la religion et la société, le suicide est aujourd’hui autorisé et quelque peu dédiabolisé. Mais les questions philosophiques qu’il soulève sont toujours prégnantes.
Nous l’avons vu, les motivations du suicide peuvent être très différentes, de l’orgueil au désespoir en passant par l’honneur, le don de soi à Dieu ou le sacrifice pour les autres.
Le suicide est un acte ambigu, qui s’inscrit entre être et non-être, libre-choix et extinction du choix, décentrage et recentrage. Un acte qui peut relever de la faiblesse ou du courage, du confort ou du dépassement, de l’égoïsme ou de l’altruisme, de la passion ou de la raison, sans qu’il soit toujours simple de discerner entre tous ces éléments.
Il est aujourd’hui admis que le suicide relève du droit à disposer de soi-même. Mais pour être tout à fait libre, le suicide doit être un acte posé, réfléchi, mûri, effectué en conscience, dans le recul, le calme et la sérénité, à l’inverse du suicide pulsionnel et illusionné. Car le suicide est un acte irréversible.
Au final, l’idée même du suicide est indissociable de la condition humaine. Tout être humain se trouve, à certains moments de sa vie, désemparé, et se laisse traverser par l’idée de se donner la mort. La pratique spirituelle peut aider à passer ces moments de trouble, avec pour boussole une noble valeur à cultiver : l’espérance.
Lire aussi notre article : Quel est le sens de la vie ?
Philosophie du suicide : quelques citations
Tout est bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vivre t’agrée : vis donc. Il ne t’agrée pas : libre à toi de t’en retourner d’où tu es venu.
Sénèque
Le suicide ! Mais c’est la force de ceux qui n’en ont plus, c’est l’espoir de ceux qui ne croient plus, c’est le sublime courage des vaincus.
Maupassant
J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C’est le châtiment que je lui inflige.
Lautréamont
Le stoïcisme, religion qui n’a qu’un sacrement : le suicide !
Baudelaire
Le suicide est la plus grande des négations.
Roger Fournier
Le suicide, ce n’est pas vouloir mourir, c’est vouloir disparaître.
Georges Perros
L’orgueil est toujours plus près du suicide que du repentir.
Antoine de Rivarol
Je considère le suicide comme une lâcheté : c’est un duel avec un adversaire désarmé.
Alfred Capus
Accepter de vivre, n’est-ce pas parfois une forme de suicide ?
Eugène Cloutier
Pour aller plus loin :
Qu’est-ce que la spiritualité ? Quel est le but à atteindre ? En quoi consiste la méthode spirituelle ? Quel lien avec la philosophie ?
Ce livre numérique pdf (216 pages) aborde les notions essentielles de la spiritualité à travers 65 textes parus sur JePense.org
Modif. le 26 mai 2024