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La langue d’Esope : texte de la fable et interprétation

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La langue d’Esope : texte complet de la fable et interprétation. Pourquoi dit-on que la langue est la meilleure et la pire des choses ?

Esope était un écrivain grec d’origine phrygienne (environ 620 avant JC – 564 avant JC), inventeur de la fable, court récit sans prétention littéraire. Il aurait composé plus de 500 fables, dont plusieurs centaines sont arrivées jusqu’à nous sous différentes versions, reprises plus ou moins fidèlement par différents auteurs, dont Jean de la Fontaine. La version la plus ancienne est dite Augustana.

Le passage qui nous intéresse ici se trouve dans La Vie d’Ésope, texte qui raconte l’ascension d’Esope, esclave particulièrement rusé et intelligent qui fait face à des aristocrates dépassés.

Dans ce passage, couramment appelé la langue d’Esope, Esope reçoit l’ordre de son maître, le philosophe Xanthos, de préparer le meilleur repas possible. Il cuisine alors uniquement de la langue, expliquant que c’est l’organe qui permet de parler, enseigner, convaincre et louer. Surpris et intrigué, son maître lui demande ensuite de préparer le pire repas possible. Esope sert à nouveau de la langue, expliquant cette fois que c’est aussi l’organe qui permet de mentir, insulter, blesser et médire.

Cette fable illustre le double pouvoir du langage : il peut être à la fois une bénédiction et une malédiction, selon l’usage que l’on en fait. Mais le sens philosophique de cette fable est bien plus profond.

Voici le texte complet de la langue d’Esope.

Maxime Planude (1255-1305) était un philosophe byzantin, connu pour avoir repris les fables d’Esope. Voici le passage concerné, traduit en français au XVIe siècle :

Quelques temps après, Xanthus convia ses disciples à souper et commanda Esope d’aller chercher tout ce qu’il trouverait de bon et d’excellent. Il s’en alla, et en chemin il disait à part soi : je montrerai à mon maître comme il ne faut point commander sottement.

Après donc qu’il eut acheté les langues de pourceau et leur eu très bien appareillées pour ses hôtes, il donna à chacun sa langue rôtie avec sa sauce. Les disciples louèrent cette belle entrée comme viande propre pour philosophes, car ce que la langue sert à bien parler. Esope les servit encore de langues bouillies et combien qu’ils demandassent d’autres mets et viandes, toutefois il ne les servait que de langues.

Les disciples fâchés d’une même viande tant de fois servie, jusqu’à quand, disaient-ils, cesseras-tu d’apporter des langues, car en mangeant tout le jour des langues, nous aurons écorché les nôtres. Xanthus, tout courroucé, lui dit : n’as-tu autre chose Esope ? Non certes, dit Esope. Et Xanthus dit : ne t’avais-je pas commandé, vilain babouin, que tu achetasses tout ce que tu trouverais de bon et excellent ? Esope répondit, je te remercie grandement de ce qu’en la présence des philosophes, tu me reprens, car qu’y a-t-il donc en cette vie meilleur et plus excellent que la langue ? Car toute doctrine, toute philosophie, est montrée et enseignée par icelle ; par icelle nous donnons, nous recevons ; par icelle on démêle les causes, on salue l’un, l’autre, on prie ; par icelle fleurit l’éloquence ; par icelle accomplit-on les mariages, on bâtit les cités ; par icelle les hommes sont gardés. Bref, par icelle toute notre vie consiste. Par quoi, il n’y a rien meilleur que la langue.

A cette cause, les disciples disant qu’Esope avait très bien dit, et donnant tort à Xanthus s’en allèrent.

Le lendemain, les disciples blâmaient derechef Xanthus, et icelui répondait que cela n’avait été fait de son consentement, mais de la malice de son méchant serviteur. Mais il changea aujourd’hui le souper, et moi-même parlerai à lui en votre présence. Xanthus donc appela son serviteur et lui commanda d’acheter toutes choses mauvaises et de nulle valeur, disant que ses disciples devaient souper avec soi. Esope alla au marché, et sans rien changer, derechef il acheta des langues ; et après qu’il les eut appareillées, il en donna aux assistants. Les autres murmuraient entre eux et disaient : voici encore des langues de pourceau.

Et incontinent, après il apporta d’autres langues, et encore d’autres puis encore d’autres. Or Xanthus ne prenant point en gré ceci. Qu’est-ce ci ? dit-il. Penses-tu, méchant, que je t’eusse dit derechef que tu achetasses toutes choses bonnes et excellentes ? Mais qui plus est, ne t’avais-je pas dit et commandé à cette fois que tu achetasses tout ce que tu trouverais de mauvais et de nulle valeur ? Esope répondit : et qui a-t-il pire que la langue ? Ces villes ne sont-elles pas détruites par icelles ? Les hommes ne sont-ils pas tués par icelle ? Tous mensonges, malédictions et parjures ne sont-il pas commis par icelle ? Les noces et les magistrats, les seigneuries, les Royaumes ne sont-ils pas rompus et renversés par icelle ?

Après qu’Esope eut dit ceci, l’un des assistants dit à Xanthus. Certainement si tu ne te gardes, celui-ci te fera enrager, car tel est son esprit et telle est sa corpulence. Et Esope lui dit, tu me sembles être un homme de mauvaise foi et curieux, qui veut irriter le maître contre le serviteur.

La Fontaine a repris et adapté nombre de fables d’Esope. Voici un passage de La vie d’Esope le Phrygien selon La Fontaine :

Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces ; l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le choix de ce mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? Eh ! qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi ; et je veux diversifier.

Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. 

La fable de la langue d’Esope éclaire les notions de bien et de mal. Xanthus commande à son serviteur d’aller chercher tout ce qu’il trouverait « de bon et d’excellent ». Or le serviteur Esope fait la démonstration que toute chose peut être à la fois bonne et mauvaise : la commande son maître n’a donc aucun sens. Il prend pour exemple la langue, instrument des philosophes : la langue peut avoir un côté positif et un côté négatif.

Autrement dit, aucun mets, aucun élément, aucun objet, aucun individu ne peut être qualifié de « bon » ou de « mauvais ». Ceci sous-entend que tout jugement est un point de vue relatif au sein d’un ordre qui demeure universel, stable et absolu. Bien et mal sont donc des notions d’ordre humain : des concepts que le philosophe devra apprendre à dépasser.

Aujourd’hui, l’expression « langue d’Ésope » désigne ce qui est à la fois la meilleure et la pire des choses. On pourrait l’appliquer à bien des choses : les araignées, la pluie, la vieillesse, le changement climatique, l’argent, le travail, le progrès technique, l’intelligence artificielle, etc. On pourrait en réalité l’appliquer à toute chose !

Arrête de penser, et finis-en avec tes problèmes.
Quelle différence y a-t-il entre oui et non ?
Quelle différence y a-t-il entre le bien et le mal ?
Dois-tu estimer ce qu’estiment les autres,
éviter ce que les autres évitent ?
Ridicule !

Tao Te King, 20

Modif. le 18 février 2025

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