« Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes » : quelle est la signification de cette citation de Rabelais ? Comment interpréter cette phrase ? Explication à travers cette planche maçonnique.
« Je ne bâtis que pierres vives » est une citation extraite du Tiers Livre de Rabelais.
La citation complète est : « Les beaux bâtisseurs de pierres mortes ne sont pas écrits dans mon livre de vie ; je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes ».
Rabelais nous parle de la construction de l’Homme et de l’humanité. Il nous parle aussi de la vie, dans son sens le plus noble.
Tentons une explication maçonnique de la citation de Rabelais « Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes ».
Je ne bâtis que pierres vives… Qui était Rabelais ?
François Rabelais est né à Chinon en 1494 et meurt à Paris en 1553. Il entre au couvent chez les Franciscains et par dispense du Pape est autorisé à rejoindre les Bénédictins réputés avoir des règles moins strictes. Il voyage beaucoup et fréquente les universités les plus renommées, il devient prêtre séculier et obtient le diplôme de médecin à Montpellier. Il abandonne l’ordre des Bénédictins et exerce comme médecin avec un grand succès tout en faisant publier son premier ouvrage : Pantagruel. Suivront Gargantua puis le Tiers livre, le Quart Livre et le Cinquième Livre.
Ses ouvrages étant iconoclastes, il eut à se battre contre la Sorbonne qui était, à l’époque, le garant de l’orthodoxie de la pensée religieuse. Mais il bénéficia de la protection du Pape, de François Ier, d’Henri II et de l’Évêque de Paris.
Dans quel monde vivait Rabelais ?
Le passage entre les XVème et XVIème siècles fut extrêmement riche : c’est la transition entre le Moyen-Âge et la Renaissance, avec l’invention de l’imprimerie (Gutenberg, 1450), la Reconquista espagnole (1492), la découverte de l’Amérique (1492) et les expéditions coloniales, la Réforme protestante de Luther (1517) et Calvin (1535), l’ordonnance de Villers-Cotterêts ou encore le concile de Trente (1545) dont l’objectif est de répondre aux théories protestantes.
C’est aussi l’époque de :
- Botticelli, avec son tableau La naissance de Vénus (1485),
- la construction de Saint-Pierre de Rome (1506),
- Michel-Ange avec le David (1501) et Le jugement dernier (1541),
- Léonard de Vinci avec La Joconde (1503) et La Cène (1498),
- Jérôme Bosch,
- Raphaël,
- Dürer avec la Mélancolie (1514).
C’est enfin Montaigne, Du Bellay, Ronsard, Marot et Pic de la Mirandole.
Les différents types de pierres.
En franc-maçonnerie, différents types de pierres sont évoqués :
- pierre brute,
- pierre polie,
- pierre taillée,
- pierre cubique (avec ou sans pointe),
- pierre plate,
- pierre lestée,
- pierre dégrossie,
- Pierre philosophale,
- pierre d’équerre,
- pierre de voûte,
- pierre d’angle,
- pierre de fondation,
- pierre sèche,
- pierre morte,
- pierre du centre,
- pierre d’autel,
- pierre originelle ou « première pierre »,
- etc.
Voyons en quoi la citation de Rabelais « Je ne bâtis que pierres vives » peut éclairer la définition de ces différents types de pierres.
Les pierres à l’origine de la franc-maçonnerie.
En anglais le terme freemason ou Free-Mason fait référence soit à « free stone » (pierre de taille), soit à « free » en tant que libre, non esclave, indépendant, ouvert, ou vif.
Au Moyen-Age, les Freestonemasons ou freemasons étaient des opératifs qui travaillaient une pierre se prêtant bien à la taille. Puis vinrent les non-opératifs libérés du métier, les Free-Masons ou Accepted-Masons.
Les statuts Schaw (un des textes fondateurs de la maçonnerie spéculative, 1598) interdisaient aux compagnons qui taillaient les pierres franches (ou vives) d’accueillir les maçons de campagne qui se servaient de pierres sèches (ou mortes).
Voilà donc l’origine de la distinction entre pierres vives et pierres mortes.
Par ailleurs, dans les constitutions d’Anderson, il est dit que l’Amour fraternel est la pierre angulaire (« cape stone » en anglais).
Les pierres dans la Bible.
La référence la plus connue se trouve dans Matthieu 16 :
16) Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant.
17) Jésus, reprenant la parole, lui dit : Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux.
18) Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et que les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle.
Ce jeu de mots du verset 18 a donné lieu à des interprétations diverses. Simon-Pierre reconnaît d’abord Jésus comme « le Fils du Dieu vivant » (verset 16), ce qui plaît à Jésus. Or c’est l’Esprit-Saint qui a révélé cela à Simon-Pierre (verset 17). Jésus déclare que c’est sur la base de cette révélation qu’il pourra construire son Eglise : chaque individu ouvert à Dieu constitue une pierre qui fera l’édifice.
D’autre part, dans son Épître aux Corinthiens, Pierre dit : Entrez vous-mêmes dans la structure de l’édifice comme étant des pierres vivantes.
Enfin, les seuls versets se rapportant aux pierres mortes sont dans Exode 20, 25 : Si tu me fais un autel de pierres, tu ne bâtiras pas en pierres de taille, car en y passant ton ciseau tu les profanerais.
D’autres passages de la Bible parlent des pierres vivantes laissées par les ouvriers et qui finissent par trouver une place de choix dans l’édifice.
Les pierres chez d’autres auteurs.
Certains auteurs célèbres ont fait le parallèle entre travail sur la pierre et travail sur soi, et ont comparé l’individu à une pièce de l’édifice, comme le fait Rabelais à travers sa formule « Je ne bâtis que pierres vives ».
L’individu n’est qu’une pierre, l’Humanité une cathédrale. Albert Jacquard
La pierre n’a point d’espoir d’être autre chose que pierre, mais de collaborer elle s’assemble et devient Temple. Saint-Exupéry
A force de construire, je crois bien que je me suis construit moi-même. Paul Valéry
… Afin que de toi-même, librement, à la façon d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. Pic de la Mirandole (1463-1494)
Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché,
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !
Gérard de Nerval, Les vers dorés.
L’allégorie du tailleur de pierre.
On connaît l’allégorie du tailleur de pierres attribuée à Charles Peguy, qui est devenue une fable populaire.
Un voyageur questionne :
‘- Que faites vous, Monsieur ?
‘- Vous voyez bien, je casse des pierres. J’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai faim. Mais je n’ai trouvé que ce travail pénible et stupide.
Un peu plus loin, le voyageur questionne un autre homme :
‘- Que faites vous, Monsieur ?
‘- Je suis casseur de pierre. C’est un travail dur, vous savez, mais il me permet de nourrir ma femme et mes enfants. Et puis allons bon, je suis au grand air, il y a sans doute des situations pire que la mienne.
Plus loin, le voyageur questionne un dernier ouvrier :
‘- Que faites-vous ?
‘- Moi, je bâtis une cathédrale !
Je ne bâtis que pierres vives… Les pierres en Maçonnerie.
A l’image du tailleur de pierre, le franc-maçon progresse, acquiert des gestes de plus en plus précis. Etant lui-même la pierre, il se dégrossit, se taille : il est une pierre vive.
Quand le franc-maçon taille la pierre pour le Temple de Salomon, il taille en réalité sa pierre pour son propre Temple : construire au-dehors c’est aussi établir au-dedans, et vice-versa.
Dès son initiation, le franc-maçon est invité à travailler : La franc-maçonnerie a pour but de travailler sans relâche au bonheur de l’Humanité et poursuivre son émancipation progressive, dit le rituel.
L’apprenti est bien une pierre vive, car ce n’est pas son travail qui est jugé, mais lui-même : Mes Frères me reconnaissent comme tel.
Pierre vive aussi, dans le sens de « vivant » et « vivacité » : l’énergie qui s’exprime est issue du mystère de la vie.
Le Compagnon a vu l’Étoile Flamboyante qui représente l’Homme en tant que pierre vive, évoquant le Vitruve de Léonard de Vinci : ses pieds sont ancrés dans la terre, sa tête s’élève dans les cieux et ses bras sont ouverts comme un geste d’amour. Avec cette promesse du rituel : L’Homme, en effet, tout en étant infime par rapport à l’Univers, porte en lui-même un reflet de la grande lumière.
Nous ne sommes pas appelés « pierres vives » mais « colonnes vivantes », ce qui est bien sûr comparable.
Le rituel nous explique que les initiés sont à la fois les constructeurs et les matériaux. Mais nous sommes également les outils, le mur, le bâtiment tout entier et tout ce qui peut détruire cet ouvrage (les mauvais compagnons), ou encore le temps, la pluie, le gel (les métaux, la paresse, l’inconstance, etc.).
La franc-maçonnerie est un immense jeu de rôles où nous visitons ce que nous sommes et où nous sommes.
La franc-maçonnerie ayant pour but le perfectionnement de l’Humanité, elle se propose de contribuer à donner aux Hommes les moyens de leur perfectibilité. De son côté le franc-maçon, toute sa vie, cherchera à tailler et à polir sa pierre, c’est à dire à se libérer de ses imperfections et de ses préjugés. Il y a donc une correspondance entre l’Homme qui fait la Maçonnerie et la Maçonnerie qui fait l’Homme.
Notons que la taille de la pierre consiste avant tout à ôter de la matière : il faudra plonger en soi-même pour se connaître et identifier ce qu’il convient d’enlever, à savoir les aspérités, les défauts et tout ce qui fait obstacle à la lumière.
« La franc-maçonnerie est une religion du travail. »
Citons aussi Thucydide : Il faut choisir, se reposer ou être libre.
François Rabelais : un franc-maçon sans tablier ?
Si l’on fixe les débuts de la franc-maçonnerie à 1717, Rabelais est né trop tôt pour être franc-maçon, mais :
- il faut penser que des confréries existaient déjà et qu’il a pu connaître les compagnons opératifs, les confréries, guildes, fraternités et collèges sans oublier les associations de pensée plus ou moins secrètes de cette époque. On pense à la création de la Fraternité de la Rose-Croix par Christian Rosenkreutz en 1424,
- le manuscrit Régius date de 1390, le manuscrit Cooke (qui fait référence au Temple de Salomon) de 1410 et les Old Charges mentionnent un membre « accepté » en 1492,
- un vent d’humanisme soufflait sur l’Europe, laquelle retrouvait la pensée de l’Antiquité en renouant avec l’Homme et la Nature dans un mélange de raison et de foi. Il fallait retrouver la sagesse perdue des civilisations passées afin d’appréhender le divin de l’Univers et le divin en l’Homme. Pour cela, on faisait appel à l’hermétisme, à l’alchimie, à la Kabbale, à l’ésotérisme, aux traductions de textes sur Pythagore, Platon ou Plotin commentées par Pic de la Mirandole, sans oublier la philosophie chrétienne.
Ces courants auront une influence sur les mentalités de l’époque et contribueront au passage des corporations vers la franc-maçonnerie spéculative.
Jean-Pierre Bayard va plus loin : En France, des membres extérieurs à la profession ont sans doute été acceptés dans la franc-maçonnerie opérative dès l’époque médiévale. François Rabelais aurait pu être initié dans un tel groupe.
Rabelais préconise un enseignement varié, avec des expérimentations, de la pratique et dans la joie : c’est le Gaï Saber, ou « gai savoir », puisque rire est le propre de l’Homme. Il est en ce sens l’héritier du Moyen-Age, tout en étant tourné vers l’avenir.
Rabelais est un maçon avant l’heure. Il invite à « rompre l’os et à sucer la substantifique moelle ».
Dans Pantagruel, il invite à acquérir des savoirs afin de progresser dans les voies de la sagesse et de la connaissance. Lire aussi notre article sur la célèbre citation de Rabelais : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.
Enfin, pour Rabelais, la religion ne doit pas être un moyen de clivage et d’affrontements : Je ferai prêcher ton saint évangile purement, simplement et entièrement, si que les abus d’un tas de papelards et faux prophètes, qui ont par constitutions humaines et inventions dépravées envenimé tout le monde, seront d’entour moi exterminés.
Je ne bâtis que pierres vives : conclusion.
Rabelais rejette toute intolérance et donne la priorité à l’Homme. Il respecte sa dignité, sa liberté et croit en son pouvoir de faire évoluer l’humanité.
Nous sommes bien des pierres vives qui, sur le chantier, attendent de trouver leur place dans l’édifice, mais nous sommes aussi en droit de nous poser la question : quelle cathédrale pour ma Pierre ?
Nous pourrions également comparer cette révolution humaniste de la Renaissance avec celle du Siècle des Lumières et savoir qu’il est de notre Devoir de travailler à une nouvelle forme d’humanisme en accord avec notre temps…
Lire aussi nos articles :
- Pierre brute, cubique, à pointe, plate : comment les interpréter ?
- La pierre brute, le maillet et le ciseau
- La Pierre philosophale en alchimie : définition, symbole
Pour aller plus loin :
Ce livre numérique pdf (100 pages) comporte 27 planches essentielles pour approfondir les thèmes et symboles du second degré maçonnique.
Il offre des points d’appui dans le labyrinthe des objets et concepts à décrypter.
Modif. le 26 février 2024